Observer

 



  Sur les tuiles d'un toit de hangar, sous ma fenêtre, un jeune moineau. Il gonfle la petite boule de plumes qui l’enveloppe jusqu'au cou et se trémousse de droite et de gauche, regardant partout, se réchauffant peut-être comme je le fais aussi, pour le plaisir du corps souple planté sur ses pieds, tous deux observant autour de nous tranquillement, émerveillés d'être sur terre au spectacle – oiseaux, feuillages, fleurs, mille détails, mille pensées furtives traversant l'esprit.
Ce lopin d'espace urbain qui a conservé entre les maisons trois ou quatre arbres, cinq ou six arbustes et quelques plantes, ouvert au ciel et à la pluie, accueille tant de vies surprenantes au printemps qu'on y entrevoit presque les tropiques.
Le moineau s'est sauvé. Dans les fusains la tourterelle a secoué ses ailes comme des grands draps en éventail, s'élevant entre les branches boutonnant déjà de futures fleurs. La merlette, inquiète, a exploré les abris et le découvert. J'ai picoré ces quelques notes. 

Beaucoup parmi les oiseaux passent une bonne partie de leur temps à regarder autour d'eux. A quoi pensent-ils ? Ou ne pensent-ils pas... puisque ce qu'on appelle pensée se trouve plutôt dans le cerveau des humains. Ailleurs, c'est le théâtre des partages, des interactions, des échanges, dans la complexité du tout. Les parcelles que nous captons, sous forme d'images conscientes et de pensées, que reflètent-elles, que disent-elles du trop puissant mystère qui se vit... que le cerveau sait aussi gommer et taire...
Observer, c'est ce bonheur d'être invité, d'avoir notre place au parterre, ou au balcon, avec tous les bagages que nous voulons, toutes nos habitudes, ou sans rien, en clandestin. Nous sommes l'hôte privilégié de toute la Terre, le seul, pratiquement, qu'on ne met jamais dehors. Le voilà, le plaisir du bonheur, la porte d'entrée du découvreur, de l'apprenti, du contemplateur. Et plus, si l'on ose entrer dans la danse ! 

Jean-Henri Fabre, dans l'objectif avoué de comprendre en quelle mesure l'insecte obéit à "l'immuable instinct" ou exerce son propre "discernement", comme il dit, est aux aguets. Il observe et expérimente, afin de soumettre à l'épreuve son objet d'étude. Il feint à demi de juger et regarder de haut, en humain, les capacités de l'animal. Mais, cela ne fait aucun doute, on l'entend à son style presque jubilatoire, il se fait plaisir, il est heureux comme un enfant à explorer le monde de ces petites bêtes. Il peut passer de l'une à l'autre, et au-delà, à la nature entière, dans l'ivresse de l'observation. La grande richesse de ses connaissances accumulées lui offrira un autre degré du plaisir avec le goût des listes, qui n'est pas étranger à la conduite de ses observations, et qui vient émailler le joyau de sa phrase. 

Un extrait de la 4e série, chapitre VII, des Souvenirs entomologiques :

« Dans l'assise extérieure de son nid, le pinson, par exemple, fait abondamment entrer le lichen. C'est sa méthode à lui pour fortifier l'édifice et maintenir dans un moule robuste d'abord le sommier de mousses, de fines pailles, de radicelles, et puis le délicat matelas de plumes, de laine, de duvet. Mais si vient à manquer le lichen consacré par l'usage, l'oiseau s'abstiendra-t-il de nidifier ? Renoncera-t-il aux joies de la couvée parce qu'il n'a pas de quoi fonder suivant les règles l'établissement de la famille ?
Non, le pinson n'est pas embarrassé pour si peu ; il se connaît en matériaux, il est au courant des équivalents botaniques. A défaut des lanières des évernies, il cueille les longues barbes des usnées, les rosaces des parmélies, les membranes des stictes arrachées par lambeaux ; s'il ne trouve pas mieux, il s'accommode des touffes buissonnantes des cladonies. En lichenologue pratique, lorsqu'une espèce et rare ou manque dans le voisinage, il sait se rabattre sur d'autres, de forme, de coloration, de consistance très diverses. Et si, par impossible, le lichen manquait, je crois au pinson assez de talent pour savoir s'en passer et construire la base de son nid avec quelque grossière mousse.
Ce que nous apprend l'artisan en lichens, les autres oiseaux travaillant les matériaux textiles nous le répéteraient. Chacun a sa flore de prédilection, à peu près constante si la récolte ne présente pas de difficultés, et riche en auxiliaires si le végétal préféré fait défaut. La botanique de l'oiseau mériterait examen ; il serait intéressant de faire, pour chaque espèce, le relevé de son herbier industriel. De pareilles études ne citons qu'un trait, pour ne pas nous écarter outre mesure de notre sujet.
La pie-grièche écorcheur (Lanius collurio), la plus fréquente du genre de ma région, est remarquable par sa féroce manie des fourches patibulaires, les épines des buissons, où elle accroche et laisse faisander les pièces volumineuses de son gibier, oisillons à peine emplumés, petits lézards, sauterelles, chenilles, scarabées. A cette passion du gibet, ignorée des gens de la campagne, du moins dans mon entourage, elle en joint une autre, innocente passion botanique, tellement accentuée que chacun, jusqu'au moindre dénicheur, est au courant de l'affaire. Son nid, massive construction, n'a guère d'autres matériaux qu'une plante grisâtre, très cotonneuse, fort répandue dans les moissons. C'est le Filago spathulata des botanistes, auquel s'adjoint pour le même usage, mais avec moins de fréquence, le Filago germanica. L'un et l'autre portent en provençal la dénomination d'herbo dou tarnagas, herbe de la pie-grièche. Ce nom populaire nous affirme hautement combien l'oiseau reste fidèle à sa plante. Pour avoir frappé l'homme des champs, observateur fort médiocre, il faut que le choix de la pie-grièche en matériaux soit d'une rare constance.
Serions-nous en présence d'un goût exclusif ? Pas le moins du monde. Si les Filago abondent dans la plaine, ils deviennent rares, introuvables, sur les collines arides ; d'autre part, l'oiseau ne se livre pas à des recherches lointaines et cueille ce qu'il trouve de convenable dans le voisinage de son arbre, de son buisson. Mais en terrain sec foisonne le Micropus erectus, l’équivalent du Filago pour le menus feuillage cotonneux et les petits amas de fleurs semblables à des pilules de bourre. C’est court, il est vrai, et peu propice à l’entrelacement. Quelques longs brins d’une autre plante ouatée, l’immortelle sauvage, Helichrysum stœchas, intercalés çà et là, donneront du corps à la construction. Ainsi se tire d’affaire la pie-grièche en pénurie des matériaux favoris ; sans sortir de la même famille botanique, elle sait trouver et employer des équivalents parmi les fines tiges vêtues de coton.
Elle sait même sortir de la famille des Composées et glaner un peu partout. Voici le résultat de mes herborisations aux dépens de ses nids. Deux genres sont à distinguer dans la classification sommaire de la pie-grièche : les végétaux cotonneux et les végétaux glabres. Parmi les premiers, mes récoltes signalent :
Convolvulus cantabrica, Lotus symmetricus, Teucrium polium, sommités fleuries du Phragmites communis ; parmi les seconds : Medicago lupilina, Trifolium repens, Lathyrus pratensis, Capsella bursa pastoris, Vicia peregrina, Convolvulus arvensis, Pterotheca nemausensis, Poa pratensis. Cotonneuse, la plante forme la presque totalité du nid ; tel est le cas du Convolvulus cantabrica ; glabre, elle n’en forme que la charpente, destinée à maintenir un amas croulant de Micropus ; tel est le cas du Convolvulus arvensis.
En faisant cette collection, que je suis bien loin de donner comme l’herbier complet de l’oiseau, un détail me frappa par son imprévu : des diverses plantes, je ne trouvais que les sommités en bouton ; de plus, tous les brins, quoique secs, possédaient la coloration verte de l’état vivant, signe d’une rapide dessication au soleil. Sauf quelques exceptions, la pie-grièche ne glane donc pas les débris morts, altérés par le temps ; elle fauche du bec le végétal vivant, elle fait sa fenaison, qui se fane au soleil avant d’être mise en œuvre. Je l’ai surprise un jour sautillant et donnant du bec sur les rameaux d’un liseron de Biscaye. Elle abattait ses foins, elle en jonchait le sol.
Le témoignage de la pie-grièche, confirmé par celui de tous les ouvriers tisseurs, vanniers, bêcherons qu’il nous conviendrait d’invoquer, nous montre quelle large part revient au discernement de l’oiseau dans le choix des matériaux du nid. L’insecte est-il aussi bien doué ? S’il travaille des matières végétales, est-il exclusif ? Hors d’une plante déterminée, son domaine, ne connaît-il plus rien ? As-t-il, au contraire, pour le service de ses manufactures, une flore variée où s’exerce le libre chois de son discernement ? A ces questions peuvent répondre, par excellence, les coupeuse de feuilles, les Mégachiles. Réaumur a donné l’histoire de leur industrie avec d’amples développements ; je renvoie aux Mémoires du maître le lecteur désireux de certaines détails supprimés ici.
Qui sait regarder dans son jardin remarque, un jour ou l’autre, sur les feuilles du lilas et du rosier, d’étranges découpures, les unes rondes, les autres ovalaires, pareilles à des festons, œuvre de ciseaux adroits et désœuvrés. Par endroits, le feuillage de l’arbuste est presque réduit aux nervures, tant les rondelles enlevées l’ont appauvri. Une abeille à costume grisâtre, un Mégachile, est l’auteur de ces dentelures. Pour ciseaux, elle a les mandibules ; pour compas, donnant tantôt l’ovale et tantôt le cercle, elle a le pivotement du corps guidé par le coup d’œil. Avec les pièces détachées se fabriquent des outres de la forme d’un dé à coudre, destinées à contenir la pâtée de miel et l’œuf ; les plus grandes, taillées en ovales, donnent le fond et les parois ; les moindres, taillées en rond, sont réservées pour le couvercle. Une série de pareilles outres, disposées bout à bout en nombre variable, qui peut atteindre et dépasser la douzaine, mais fréquemment reste en dessous, tel est, en peu de mots, l’ouvrage de la coupeuse de feuilles. »

Sculpture de Calder, Bird, 1952

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