Eh bien oui ! Le tout et le rien, voilà où nous en sommes. Voilà ce que nous sommes... tout et rien !
J'aime aujourd'hui revenir à ma première émotion métaphysique d'enfance. Elle que j'ai mis longtemps à formuler finalement. En tâtonnant d'essai en essai — c'est le cas de le dire puisque c'est sur la lecture de Montaigne aujourd'hui que ces mots me viennent. Ils encadrent très bien le sujet — la situation. Je suis satisfait et je crois que je vais m'en tenir là. Je ressens ce bonheur qui m'est habituel au sortir du rêve (mais qui le plus souvent se dissipe avant que j'aie pu le fixer dans un langage concret). Avec l'âge maintenant, lorsque je lis, je me mets facilement à somnoler quelques instants et ce rêve-là parachève la lecture... en fait un trésor. C'est là mon véritable butin : mon butin de rêves — je n'en ai pas d'autre.
Je vous le laisse.
Comme je me retrouve,
entre les bras de Montaigne,
entre les bras d'Héraclite
en sécurité
comme un enfant qui joue
et fait le temps.
Ma petite-fille qui était venue me voir (plusieurs semaines avant ses vacances de neige) m'avait dessiné, avec trois morceaux de papier froissé, l'enfant sur la luge, cheveux au vent, la bouche en rire, qui crie comme une démente "You Hou !"
Alors ce texte est pour elle, pour qu'elle ne s'inquiète plus pour moi : "Sache-le : même quand je serai mort, je serai heureux."
Ces brèves pages de Montaigne, dans lesquelles il interpelle Platon, et cite son bon Lucrèce, avec qui il s'entend pour juger radicalement inintelligible toute notion d'immortalité comme, au fond, de divinité, — et je suis d'accord avec eux, la vie humaine et l'immortalité, ce serait le beurre et l'argent du beurre (et au diable l'argent !) —, les voici donc :
Croyons-nous que Platon, lui qui a eu ses conceptions si célestes, et si grande accointance à la divinité, que le surnom lui en est demeuré, ait estimé que l'homme, cette pauvre créature, eût rien en lui applicable à cette incompréhensible puissance ? et qu'il ait cru que nos prises languissantes fussent capables, ni la force de notre sens assez robuste, pour participer à la béatitude ou peine éternelle ? Il faudrait lui dire de la part de la raison humaine :
« Si les plaisirs que tu nous promets en l'autre vie sont de ceux que j'ai sentis ça-bas, cela n'a rien de commun avec l'infinité. Quand tous mes cinq sens de nature seraient combles de liesse, et cette âme saisie de tout le contentement qu'elle peut désirer et espérer, nous savons ce qu'elle peut : cela, ce ne serait encore rien. S'il y a quelque chose du mien, il n'y a rien de divin. Si cela n'est autre que ce qui peut appartenir à cette nôtre condition présente, il ne peut être mis en compte. Tout contentement des mortels est mortel. La reconnaissance de nos parents, de nos enfants et de nos amis, si elle nous peut toucher et chatouiller en l'autre monde, si nous tenons encore à un tel plaisir, nous sommes dans les commodités terrestres et finies. Nous ne pouvons dignement concevoir la grandeur de ces hautes et divines promesses, si nous les pouvons aucunement concevoir : pour dignement les imaginer, il faut les imaginer inimaginables, indicibles et incompréhensibles, et parfaitement autres que celles de notre misérable expérience. "Œil ne saurait voir, dit saint Paul, et ne peut monter en cœur d'homme l'heur que Dieu a préparé aux siens." Et si, pour nous en rendre capables, on reforme et rechange notre être (comme tu dis, Platon, par tes purifications), ce doit être d'un si extrême changement et si universel que par la doctrine physique, ce ne sera plus nous,
C'était Hector qui combattait ; mais celui que traînaient les chevaux d'Achille ce n'était plus Hector. (Ovide)
« Ce sera quelque autre chose qui recevra ces récompenses,
Ce qui change se dissout, par conséquent périt : les parties se séparent et l'agencement en est modifié. (Lucrèce)
Car, en la métempsychose de Pythagore et changement d'habitation qu'il imaginait aux âmes, pensons-nous que le lion dans lequel est l'âme de César épouse les passions qui touchaient César, ni que ce soit lui ? Si c'était encore lui, ceux-là auraient raison qui, combattant cette opinion contre Platon, lui reprochent que le fils se pourrait trouver à chevaucher sa mère, revêtue d'un corps de mule, et semblables absurdités. Et pensons-nous qu'ès mutations qui se font des corps des animaux en autres de même espèce, les nouveaux venus ne soient autres que leurs prédécesseurs ? Des cendres d'un phénix s'engendrent, dit-on, un vers, et puis un autre phénix ; ce second phénix, qui peut imaginer qu'il ne soit autre que le premier ? Les vers qui font notre soie, on les voit comme mourir et assécher, et de ce même corps se produire un papillon, et de là un autre ver, qu'il serait ridicule estimer être encore le premier. Ce qui a cessé une fois d'être n'est plus.
Et quand bien même, après notre mort, le temps viendrait à bout de rassembler toute notre matière et de la replacer comme elle est maintenant, et que de nouveau nous fût donnée la lumière de la vie, cet événement ne saurait néanmoins nullement nous toucher, puisque le souvenir de nous-même aurait été une fois interrompu. (Lucrèce)
« Et quand tu dis ailleurs, Platon, que ce sera la partie spirituelle de l'homme à qui il touchera de jouir des récompenses de l'autre vie, tu nous dis d'aussi peu d'apparence,
De même qu'arraché de ses racines et séparé du reste du corps l’œil isolé ne peut distinguer aucun objet. (Lucrèce)
« Car, à ce compte, ce ne sera plus l'homme, ni nous, par conséquent, à qui touchera cette jouissance ; car nous sommes bâtis de deux pièces principales essentielles, desquelles la séparation c'est la mort et ruine de notre être :
Dans l'intervalle, en effet, la vie a cessé, et il n'y a plus eu que des mouvements livrés au hasard, en dehors de toute conscience. (Lucrèce)
« Nous ne disons pas que l'homme souffre quand les vers lui rongent ses membres de quoi il vivait, et que la terre les consomme,
Et cela ne nous concerne en rien, nous qui n'existons que par l'union et le mariage de l'âme et du corps. (Lucrèce)
« Davantage, sur quel fondement de leur justice peuvent les dieux reconnaître et récompenser à l'homme, après sa mort, ses actions bonnes et vertueuses, puisque ce sont eux-mêmes qui les ont acheminées et produites en lui ? Et pourquoi s'offensent-ils et vengent sur lui les vicieuses, puisqu'ils l'ont eux-mêmes produit en cette condition fautière et que, d'un clin d’œil de leur volonté, ils le peuvent empêcher de faillir ? » Épicure opposerait-il pas cela à Platon avec grande apparence de l'humaine raison, s'il ne se couvrait souvent par cette sentence : qu'il est impossible d'établir quelque chose de certain de l'immortelle nature par la mortelle ? Elle ne fait que fourvoyer partout, mais spécialement quand elle se mêle des choses divines.
Montaigne (Essais II, XII, Apol. de Raymond Sebond, éd. Plattard, p.271, 275.)
in Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse, puf (s'y reporter pour les notes omises ici)
Photo r.t
faut vraiment que je cède à ma fugitive envie de ces jours : relire Montaigne
RépondreSupprimerLa fugitive a trouvé le moyen de se faire désirer !
SupprimerHélas, mon nom ne rime qu'avec âne et nullement avec âme...
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