Histoire de lire

 

Certains enfants apprennent à lire l'heure sans qu'on s'en aperçoive.
Tous, en réalité, apprennent beaucoup de choses à notre insu. On s'aperçoit un beau jour qu'ils savent faire des phrases compliquées, lire l'heure ou raisonner... Comment tu sais ça, toi ?
Il y a bien des prodiges dans l'apprentissage.
Pourtant la pédagogie veut souvent qu'on apprenne méthodiquement à l'enfant ce qu'il doit savoir. Mes parents m'ont raconté que je savais lire l'heure avant d'avoir l'âge d'apprendre à lire. Ma méthode consistait à demander l'heure à tout moment : il y avait une grande horloge, très présente, elle devait attirer mon attention, par son importance, son mystère, l'égrènement constant de son tic-tac. Il y avait, emportées dans mon intérêt, d'autres raisons plus sourdes qui tenaient à son mystère. Mais l'intérêt le plus immédiat, le plus vif aussi était de deviner — de comprendre — quelle heure indiquaient les aiguilles, à chaque moment de leur position. Cette devinette était comme un jeu mathématique. Mon petit-fils de trois ans, le plus jeune autour de la table, fait figure de champion au mémory.
La méthode des enfants, à nous qui faisons de la pédagogie, apparaît rarement méthodique. Je me souviens pourtant des leçons de mes parents qui se résumaient à quelques phrases qui me furent utiles : "la grande aiguille marque les minutes, la petite marque les heures". Et ce qui m'a beaucoup aidé sans doute, c'est que l'horloge sonnait les heures et la demi-heure. Je crois encore entendre son timbre, tout comme son tic-tac. Enfant, on apprend avec ses sens.
Nous vivons aujourd'hui dans un autre univers sensoriel. Celui du numérique, plus abstrait, dans lequel nous entrons par des signaux électroniques, à l'instar des robots.
L'un des mystères de l'horloge était sa boîte crânienne : sa tête, que mon père ouvrait par sa fenêtre une fois par semaine, pour la remonter avec la clé qu'il introduisait dans un petit trou rond sur le cadran, et ce qui remontait, c'étaient les deux poids, deux gros boudins de fer, l'un après l'autre, tirés par leur corde. On les voyait au moment où ils passaient devant le hublot, qui était comme le gros nombril de l'horloge.
J'étais curieux de découvrir ce qu'il y avait derrière la tête, tous ces rouages qu'on entendait craquer quand il tournait la clé. Un jour il a démonté deux horloges pour en faire une, et j'ai vu tout ce mystère de roues dentées, de toutes tailles, les unes reliées aux autres.
Ce sont là, sûrement, ces mécanismes entrevus, ces sensations qui vous retiennent, vous intriguent, ces rébus à déchiffrer — les chiffres romains —, ces musiques, ces coups, ces soupirs, ces mouvements indécelables des aiguilles, ces odeurs de bois, de peinture, de cuivre nettoyé, qui attirent et soutiennent l'enfant dans sa découverte. Tous les enfants possèdent de prodigieuses capacités d'apprentissage, les uns les utilisent à comprendre le langage de l'horloge, les autres se tournent en priorité vers l'observation des gestes du père quand il conduit la voiture, vers les lettres de l'alphabet sur le livre de lecture de la grande sœur, un autre encore emmagasine les musique que diffuse la radio, etc. Chacun a ses talents en germe, en fonction de son environnement et des désirs qu'il suscite.
Pour moi, le temps fut au cœur de ma vie, fut — et de plus en plus j'en pris conscience — le corps de ma vie. C'est le cas pour tout le monde même si on ne le formule pas ainsi et qu'on ne s'en préoccupe pas de cette manière. On peut l'ignorer, le négliger ou au contraire le prendre en main. On peut en faire un objet de connaissance philosophique ou scientifique, on peut le vivre passionnément ou poétiquement.
Montaigne nous voyait (chacun de nous, être humain à qui il en venait à discuter le titre d'être) comme une simple étincelle de temps, "une éloise dans le cours infini d'une nuit éternelle", dans sa vision cosmique encore plus radicale que celle qu'aura bientôt Pascal de l'homme dans l'univers.
Maîtriser le temps, du moins l'habiter (cet infiniment bref) avec une certaine maîtrise de nos capacités, n'est-ce pas ce que sous-entend notre entreprise humaine ?
L'enfant que j'étais, vaguement voué à devenir instituteur, garde toujours un goût — en dépit de mon destin déviant — pour la pédagogie. Dans sa découverte et dans ses conquêtes du faire et du savoir, à certains moments, un enfant peut avoir besoin d'aide, c'est là qu'intervient la pédagogie. C'est là où la méthode peut être utile, la méthode multiple et adaptable, qui est l'art d'accompagner en montrant à mesure les prises utiles à l'escalade, en montrant aussi la configuration du paysage : le cadran montre les 12 heures du matin et les 12 heures d'après-midi. Ceci pour la petite aiguille. Pour la grande aiguille, le cadran montre chacune des heures, divisée en 60 minutes, par étapes de 5, qu'on peut diviser aussi en quart, demi, et trois quarts. Il montre aussi l'heure à rebours, c'est-à-dire le temps à venir... avant d'atteindre l'heure ! Comme il y a douze heures dans la journée, la grande aiguille tourne 12 fois pendant le tour de la petite. Les aiguilles pianotent à merveille dans le temps et l'espace.
La pédagogie est souvent en retard sur l'apprentissage réel qui lui, est fonction de la démarche de l'enfant, de son appétit, de son désir, donc, et aussi de ses besoins — aujourd'hui, par exemple, quelle est la place et quelles sont les configurations que prend l'heure dans le quotidien d'un enfant ?
A quatre ans, je vivais essentiellement dans la cuisine, et dans le jardin. Ici trônait l'horloge, là le soleil et l'ombre. Mon père venait dans la cuisine à heures fixes, dans le jardin certains après-midi, certains jours, certaines saisons. Ma mère le plus souvent l'attendait. C'est pourquoi nous regardions beaucoup l'horloge. Lorsqu'il rentrait à midi, il n'avait que peu de temps. Le soir, toute la durée de mon enfance, il s'est fait attendre, et ma mère se morfondait. Pourtant, c'était lui le maître du temps, c'était lui qui s'occupait de l'horloge.
De même, il lisait le journal. Aussi mon grand désir fut de savoir lire le journal.

Photo empruntée à Fabrice Jordan

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