Le soleil continue de s'enfuir, et de s'enfoncer, chaque matin un peu plus loin, chaque soir un peu plus bas. Mais soudain comme il est chaud ! Quelle bonté, quelle puissance me parvient ! Quelle rondeur, quel volume de feu lisse je reçois pour réponse. Il monte, et ce matin, toute ma géographie d'enfant me revient : le Soleil est toujours là derrière nous, la Terre, qui monte et qui descend, qui se cache de lui, qui se rapproche un peu ou qui s'éloigne. Mais il est là si fort, je lui fais face, je lui ouvre la fenêtre malgré les gaz des voitures qui empestent. Des filles emmitouflées vont au lycée, vêtues rondement comme des oiseaux, gardant le chaud qui danse quand elles tournent le trottoir. Le soleil généreux est notre allié à tous, le persil, le romarin s’écarquillent dans leur pot. Ils se savent, au fond des tiges comme nous dans le fluide de la pensée, tributaires du soleil d'azur comme de la nuit profonde des grottes.
Gèrent-ils le temps mieux que nous, gèrent-ils l'espace mieux que nous, l'adversité, l'obstacle, la fuite et le retour, la latence, la carence, l'abandon ? Comment font-elles, les fleurs délicates du romarin pour garder ce bleu tendre, traversé de rose... il y a deux jours encore, une mouche noire s'obstinait à les visiter toutes. Le parfum me vient au cœur. Un homme court pour se réchauffer. Sur le toit d'en face les mousses se sont rassemblées en gros hérissons veloutés, verts sur des tuiles poudrées de hachures blanches. Le soleil monte, le ciel est pur, taché des seules traînées blanches de quelques avions, des cheminées fument légèrement. Le Vercors bleuté au fond fait l'aquarelle. Chacun a sa démarche différente dans la rue, son écharpe ou son bonnet, sa sacoche en bandoulière, sa toux, son rire, son pas raide et menu, précautionneux. Au-dedans de chacun, une vie. Le tout s'organise. En dépit des pouvoirs qui guettent, qui savent frapper.
Au-dessus des fusains l'après-midi c'est une effervescence de moucherons surexcités qui monte et descend dans le soleil, s'offre un incroyable chahut de bulles de champagne dans une bouteille invisible qu'ils remuent en tous sens, gonflent, allongent, déforment ou éclatent à l'envi. Drôle de petite galaxie d'étoiles dansantes, qui seraient du plus bel effet — elles aussi — dans les rues décorées de Noël. Mais que font-elles au juste ? Parade amoureuse ? On les dirait soûles de jouer, quel est cette mystérieuse débauche d'énergie ?
Les moineaux sont cois sur leur thuya, puis d'un seul jet partent en fusées vers les toits. Les tirs piqués, fouettés des moucherons continuent, se dispersent, se rassemblent, et je les perds de vue, sortis du rai de soleil, certains cachés dans le fusain réapparaissent, comme s'il en fumait.
"Espèces protégées", tout d'un coup je m'étonne de ces termes, de ce décret surtout. Comment, pourquoi, protégeons-nous ceci, cela, à notre convenance...
Ne faudrait-il pas tout réapprendre, ou plutôt apprendre encore sans relâche.
Ils ont disparu. Le soleil aussi, il s'est éloigné de peu, il est à côté, encore dans ma fenêtre. Un minuscule moucheron tout noir vient y frapper doucement, tout menu, des pattes comme un cheveu, des ailes infimes, transparentes, d'un millimètre pas plus. Il se recule un instant et le soleil le reprend, en refait une petite boule dorée.
Que de temps perdu à écrire, me direz-vous, ce ballet de moucherons valait-il la danse du crayon sur le papier ?
Peinture de Thanos Tsingos, 1955
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