Jean-Henri Fabre vient me visiter dans ma nuit, loupe en main, accroupi devant une fleur au milieu d'un essaim d'abeilles. A mon tour, je l'observe, je recueille ses paroles, les note pour ensuite les disséminer sur le web ou dans des petits fascicules de papier que j'imprime, espérant, tout comme les parasites qui vont peupler le duvet thoracique des insectes, leur donner la chance de prospérer, de faire rebondir la vie dans son bagage de connaissances.
« Portons
maintenant notre attention sur les jeunes Méloés en expectative sur les
fleurs de camomille. Ils sont là, dix, quinze ou davantage, à demi
plongés dans la gorge des fleurons d'un même calathide ou dans les
interstices ; aussi faut-il une certaine attention pour les apercevoir,
leur cachette étant d'autant plus efficace que la couleur ambrée de leur
corps se confond avec la teinte jaune des fleurons. Si rien
d'extraordinaire se passe sur la fleur, un un ébranlement subit
n'annonce l'arrivée d'un hôte étranger, les Méloés, totalement immobiles
ne donnent pas signe de vie. A les voir plongés verticalement, la tête
en bas, dans la gorge des fleurons, on pourrait croire qu'ils sont à la
recherche de quelque humeur sucrée, leur nourriture ; mais alors ils
devraient passer plus fréquemment d'un fleuron à l'autre, ce qu'ils ne
font pas, si ce n'est lorsque, après une alerte sans résultat, ils
regagnent leurs cachettes et choisissent le point qui leur paraît le
plus favorable. Cette immobilité signifie que les fleurons de la
camomille leur servent seulement de lieu d'embuscade, comme plus tard le
corps de l'Anthophore leur servira uniquement de véhicule pour arriver à
la cellule de l'hyménoptère. Ils ne prennent donc aucune nourriture,
pas plus sur les fleurs que sur les abeilles ; et comme pour les
Sitaris, leur premier repas consistera dans l’œuf de l'Anthophore, que
les crocs de leurs mandibules sont destinés à éventrer.
Leur
immobilité est, disons-nous, complète ; mais rien n'est plus facile que
d'éveiller leur activité en suspens. Avec un brin de paille, ébranlons
légèrement une fleur de camomille : à l'instant les Méloés quittent
leurs cachettes, s'avancent en rayonnant de tous côtés sur les pétales
blancs de la circonférence, et les parcourent d'un bout à l'autre avec
toute la rapidité que permet l’exiguïté de leur taille. Arrivés au bout
extrême des pétales, ils s'y fixent soit avec leurs appendices caudaux
soit peut-être avec une viscosité analogue à celle que fournit le bouton
anal des Sitaris ; et le corps pendant en dehors, les six pattes
libres, ils se livrent à des flexions en tous sens, ils s'étendent
autant qu'ils le peuvent, comme s'ils s'efforçaient d'atteindre un but
trop éloigné. Si rien ne se présente qu'ils puissent saisir, ils
regagnent le centre de la fleur après quelques vaines tentatives et
reprennent bientôt leur immobilité.
Mais si l'on admet à leur
proximité un objet quelconque, ils ne manquent de s'y accrocher avec une
prestesse surprenante. Une feuille de graminée, un fétu de paille, la
branche de mes pinces que je leur présente, tout leur est bon, tant il
leur tarde de quitter le séjour provisoire de la fleur. Il est vrai
qu'arrivés sur ces objets inanimés, ils reconnaissent bientôt qu'ils ont
fait fausse route, ce que l'on voit à leurs marches et contre-marches
affairées, et à leur tendance à revenir sur la fleur, s'il en est temps
encore. Ceux qui se sont ainsi jetés étourdiment sur un bout de paille
et qu'on laisse retourner à la fleur, se reprennent difficilement au
même piège. Il y a donc aussi, pour ces points animés, une mémoire, une
expérience des choses.
Après ces essais, j'en ai tenté d'autres avec
des matières filamenteuses, imitant plus ou moins bien le duvet des
Hyménoptères, avec de petits morceaux de drap ou de velours coupés sur
mes vêtements, avec des tampons de coton, avec des pelotes de bourre
récoltée sur les gnaphales. Sur tous ces objets, présentés au bout des
pinces, les Méloés se sont précipités sans difficulté aucune ; mais loin
d'y rester en repos, comme ils le font sur le corps des Hyménoptères,
ils m'ont bientôt convaincu, par leurs démarches inquiètes, qu'ils se
trouvaient aussi dépaysés dans ces fourrures que sur la surface glabre
d'un tuyau de paille. Je devais m'y attendre : ne venais-je pas de les
voir errer sans repos sur les gnaphales enveloppés de bourre cotonneuse ?
S'il leur suffisait d'atteindre l'abri d'un duvet pour se croire
arrivés à bon port, presque tous périraient, sans autre tentative, au
milieu du duvet des plantes.
Présentons maintenant des insectes
vivants, et d'abord des Anthophores. Si l'abeille, débarrassée
préalablement des parasites qu'elle peut porter, est saisie par les
ailes et mise un instant en contact avec la fleur, on la trouve
invariablement, après ce contact rapide, envahie par des Méloés
accrochés à ses poils. Ceux-ci gagnent prestement un point du thorax,
généralement les épaules, les flancs, et, arrivés là, ils restent
immobiles : la seconde étape de leur étrange voyage est atteinte. »
Jean-Henri Fabre, extrait de Souvenirs entomologiques, III. XVI
Mandragore, gravure ancienne
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