Champ de mars

  Il passa par ce petit chemin qui se présentait entre des haies palissées. On avait reconstitué sur l'ancienne place d'armes comme un petit bocage où des périmètres herbus ou plantés d'arbustes, des sentiers, des allées sablées ou dallées entouraient une pièce d'eau dans laquelle des jets d'écume puissants donnaient le spectacle. Ils s'élançaient en rythme à des hauteurs variées et s'interrompaient par surprise sur le silencieux miroitement d'une nappe frémissante, sans profondeur, où pouvaient se deviner bientôt comme des grands nénuphars abstraits se dessinant à l'endroit de chaque pied de jet. C'est du moins ce qu'il vit à la faveur du bel ensoleillement de l'après-midi de septembre, et de son attention en alerte.
Il allait à la chasse, avec l'idée de traquer quelque proie parmi le trop abondant gibier de l'endroit, qui venait négligemment picorer et patauger des doigts roses jusque dans ses pieds, le balancier de leur cou gris donnant la cadence à l'épaule irisée de vert, à la tête hochant ; ou ce seraient des guêpes à longues ailes qui travaillaient la terre mouillée dans une danse excitée, piquant du nez, arc-boutées sur des fines pattes striées noir et jaune, déployant des ailes violettes, redressant un abdomen bleu vers le ciel ; ou la presque imperceptible caresse de la petite araignée parcourant sa main ; le bout de dialogue plein d'enchantement avec l'homme venu s'asseoir tout près, le regard bleu soudain parlant, le sourire ouvrant dans ce visage une porte vers un autre terrain de chasse, plus giboyeux , plus complexe et plus vaste.
Il restait en arrêt au milieu du banc, assis, entre des hommes de chaque côté, devant lui les bêtes, fourbissant déjà le crayon sur le papier, parmi les gens qui affluaient maintenant en fonction de l'heure, à sa gauche le souvenir de l'homme parti emportant la boîte refermée d'une forêt secrète, à sa droite la conversation ininterrompue qu’il côtoyait depuis un long moment, charmé par cette langue dont il ne comprenait presque rien et qui faisait de ces deux hommes deux moulins aux débits inégaux allant s’intensifiant, se diversifiant pour atteindre tantôt des gloussements gonflés de rires, tantôt des passages subtils, mesurés et étouffés comme dans une symphonie. Sentant qu’il s’était approché suffisamment du gibier qui n'en était pas un, se sentant même repéré malgré sa banalité, il quitta sa traque et sortit du bocage. 

Il est arrêté sur l’esplanade par un autre grand jeune homme, arborant le même badge coloré, qu’il lui montre avec le même type de propos enjoué, amical, que le grand jeune homme du matin et que la jeune femme de la veille. Ils ressemblent à ses enfants, il est conquis, même s’il ne contribuera pas à leur association caritative.
Vus d’un autre côté, lorsqu’on longe l’avenue qui subsiste de la place d’armes, agrémentée des parkings ombragés, des voies de circulation, des trottoirs et terrasses sur l'alignement des commerces, les fiers jets d’eau qui nous font face sur le front opposé, devant des bâtiments pouvant évoquer une caserne, semblent monter la garde comme des sentinelles blanches en grand apparat.
Il faut imaginer ces places d’armes dans les anciennes villes de garnison, ces « champs de Mars » comme on dit encore, comme des aéroports, des endroits d’où l’on part en voyage, c’est-à-dire en guerre, et où l’on pactise avec les dieux.
J’étais hier dans une autre de ces villes, plus petite, mais qu’on avait bourrée comme un œuf de ruelles, d’immeubles, de commerces, d’écoles, hôpitaux, garages et monuments, semble-t-il dans le plus grand désordre et le GPS qui me dictait ma route m’a fait tourner en bourrique jusqu’à ce que je renonce à ma destination.
Bourriques, nous l’étions tous, en arrivai-je à comprendre dans ma pensée simplificatrice et rassurante. Comme ces animaux que nous avions dénaturés, fouettés et alignés dans la poussière pour la boucherie armée.

Il s’interrogea sur sa destination, entre ces bouts de ciel qui s’ouvrent dans les regards et les paroles de rencontre, ces pattes roses des pigeons fourchetant les flaques, ces petites feuilles de papier griffonnées de son crayon, qu’il recopierait dans son blog-notes. Il se sentait bien. Cette intégration provisoire lui convenait.

Victor Brauner, Prelude to a civilization, 1956, Musée de Grenoble

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