Sur la place

 

 Il avait fait poser délicatement un gros bloc de grès du Gard – après l'avoir sculpté – sur cette place, où je suis maintenant. Je crois qu'il m'avait dit que c'était du grès du Gard, une pierre douce, mais moins que la molasse d'ici, et plus claire. Une pierre qui a de la tenue, mais délicate, fine d'oreille et dure de l'âme, parfaitement à sa place sous cet immense platane. Devant la maison des syndicats. On voit bien qu'elle n'est pas tombée là par accident, que des mains l'ont transformée. Toute massive qu'elle soit, on voit à ses creux, ses angles, ses courbures, qu'elle est venue prendre sa place dans le puzzle de la société – dans cette ville ouvrière autrefois suractive et miséreuse. Les anarchistes et plus tard les syndicalistes y ont laissé leur marque, qui s'efface peu à peu avec la disparition des anciens. Les très nombreuses usines ont disparu sans crier gare et certains anciens ouvriers ont écrit leurs souvenirs, cultivant ainsi des talents d'écrivain qui valent bien ceux des gestes obligés de la survie ouvrière. La relation humaine, plus que le travail productif, y révèle son importance. Ce qui devrait nous interroger. C'est ce que semble dire aussi la pierre posée là, apparaissant soudain comme un groupe à taille humaine, à peine plus grand que nature, métamorphosé en pierre tendre que le soleil colore en ocre rose. La vie d'usine, elle, n'avait pas été tendre.
Cet ancien ouvrier, Marcel Armand (1918-1987), dont le nom figure sur la plaque pour nommer cette place, écrivait dans son livre :

«   C'est à 13 ans que j'ai pris contact, dans des conditions assez particulières, avec le monde du travail. Mes parents étaient en relation avec un directeur de la Maison Fénestrier [...]. Par leur fils, et aussi parce que j'étais issu de Saint-Hippolyte – référence oblige – je rentrais aux bureaux chez Unic. Mon passage dans ce lieu fut de courte durée. Je ne sais ce que j'avais fait, mais au bout de peu de temps j'étais à la production, au service couture, catalogué par les camarades comme un transfuge des bureaux. Je me retrouvais à coller les gravures aux pièces [...]. La première injustice fut une grande "engueulade" pour une faute que je n'avais pas commise : de la colle sur les tiges, je crois. Celui qui m'avait désigné était patronnier et lorsque je fus sûr de mon innocence, je l'interpellai au moment où il passait. Je fus considéré comme un soldat de deuxième classe s'adressant au général et renvoyé sans ménagement à la voie hiérarchique. Ce fut ma première vraie révolte, je m'en suis toujours souvenu, et ce chef patronnier a sans doute aidé à la formation du militant que je suis devenu.   »

Sur la petite place en terrasse pavée, une file clairsemée s'étire devant les baies vitrées. Un centre de vaccination a remplacé (momentanément ?) la maison des syndicats. Les gens sont à distance, semblent ne pas se connaître mais peut-être l'apparence est-elle trompeuse. Chacune et chacun a son téléphone, son tatouage, attend son QR code. A l'époque de Marcel Armand, un camarade anarcho-syndicaliste romanais, Maurice Javelot écrivait, lui aussi dans son livre mémoire :

«   Je suis né le 30 juillet 1914, un jour comme les autres. Il n'a eu d'importance que pour ma mère et moi. Le proverbe dit que les jours se suivent et ne se ressemblent pas, il ne fut jamais si vrai. Le 31 juillet 1914, Jean Jaurès était assassiné. Jean Jaurès qui avait tant fait pour préserver la paix fut le premier mort de cette guerre qui éclata le 2 août 1914. De par son acte, l'assassin venait de décider du sort de millions d'êtres humains, et par voie de conséquence du mien. Le régiment de mon père partit le premier jour. Il sut qu'il avait un fils, mais ne le vit jamais. La guerre devait être courte ! Le temps d'aller à Berlin et de revenir. Elle a duré 4 ans. Pour mon père, elle fut très courte, il fut tué le 28 septembre 1914 à Saint-Dié dans les Vosges. Pour lui, elle avait duré 56 jours.
     La guerre avait fait de moi un enfant naturel. En quoi un enfant peut ne pas être naturel ? Il n'était pas encore question d'insémination artificielle, ni de bébé éprouvette, j'avais une mère comme tous les autres et j'avais un père. La guerre l'avait pris malgré qu'il soit lui aussi un enfant naturel, elle n'avait pas fait, elle, de distinction dans sa mort, pourquoi la société et le législateur faisaient-ils une différence entre un enfant qui porte le nom de sa mère et celui qui porte le nom de son père. En quoi sommes-nous différents des autres ? Pourquoi disait-on Madame aux mamans des autres et Mademoiselle à la mienne ? Pourquoi étais-je obligé de répondre quand on me demandait : "Et ton père, que fait-il ?" – je ne pouvais pas répondre comme les autres : "Il a été tué à la guerre", ou qu'il était ouvrier – j'étais obligé de dire : "Je n'en ai pas".   »

Je sens la présence de la pierre, de l'arbre. Je sens que lorsque j'écris, ils sont bien mes véritables interlocuteurs.

 


Les extraits des livres de Marcel Armand et de Maurice Javelot proviennent du livre de Jean Sauvageon "Passage en revue".
Sculpture de Jean-Paul Domergue, "Solidarité".

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