Rendez-vous

 

 J'ai rendez-vous avec des mots. Dans un bel endroit. Au soleil. J'aurais pu choisir un autre lieu, les mots m'y auraient rejoint aussi bien, peut-être pas les mêmes ou dans le même ordre. Mais j'ai choisi un endroit fréquenté, femmes, enfants, messieurs sur les bancs – ils sont les plus nombreux, pigeons, tout près tout près, familiers, de toutes les couleurs, vert irisé, rouge –, la gaité, les belles peaux brunes, bronzées, et le soleil tout proche, descend, c'est la fin d'après-midi. Et c'est dimanche, pas de stress alentour, beaucoup de skates, des trottinettes, des chiens tranquilles, dans l'herbe, car il y a beaucoup d'herbe aussi, pas seulement de grandes dalles propres et des jets d'eau. Des gosses intrépides sur leurs roues – ce n'est pas ces mots-là que j'attendais – ceux que j'avais pris avec moi en réserve, piaffant, qui s'étaient précipités dans mes poches, dans mes jambes autant que dans ma tête et jouaient entre eux exactement comme jouent les gosses ici, à se dénicher, se frôler, s'interpeller, se rencontrer, à carillonner comme fait le "jaquemart" à cet instant, joliment. Les mots avaient tant de bonheur à se sentir vivre, presque sur le point de créer par eux-même quelque chose comme un monde vivant, beau, prometteur et enchanté – passe une fillette à folle allure sur une trottinette électrique, vire au coin de la piste, son teeshirt tout blanc marqué AIR dans le dos – un monde qui existe déjà, en plus plein, plus intense, plus profond et qui diffuse en tous sens l'incommensurable présent. L'oiseau qui traverse devant mes yeux est en tout point pareil – jamais je n'aurais pu le croire possible – à un oiseau de Georges Braque. Le soleil a décliné, tout est devenu plus orangé, et plus calme. Des vieux tout près de moi parlent leur langue dont je ne reconnais que quelques expressions de temps en temps, elle m'est une musique, comme celle, tout à côté, des enfants, presque angélique, flûtée, riche en trilles ou percussive.
Tandis que les mots, apaisés, les mots graves, se retournent dans leur abri de mémoire, nourris d'un peu de la beauté du jour, sachant qu'ils continueront leur route, sur d'autres chemins aussi.
Et revenant au livre dans lequel j'ai glissé mes feuilles, comme si je voulais faire une lecture annotée, comme l'y fait Marcel Conche, justement, des fragments d'Héraclite : 

«   CXVI 83 (65 DK) "Besoin et satiété". Il s'agit du feu. [...] "Besoin" et "satiété" sont des contraires. Le feu est les deux contraires à la fois. Il est toujours en état de manque, et c'est pourquoi les transformations continuent indéfiniment, sans arrêt possible, et il est toujours, à chaque instant, rassasié, car il a tout ce qu'il pouvait avoir à cet instant. Le feu est "toujours vivant". Par conséquent, ce qui vaut pour le feu vaut pour la vie. Le vivant est toujours à vivre encore, car la vie ne s'épuise pas dans ce qu'il en a vécu et il aurait indéfiniment à vivre encore : la vie comme telle exclut que l'on ait à mourir. D'autre part, le vivant est à chaque instant comblé, car il a tout ce qu'à chaque instant il peut avoir. L'idée qu'en cet instant il pourrait avoir ce qu'il n'a pas n'a aucun sens. Il faut consentir au destin. Mais le destin ne concerne que ce qu'il y a eu. L'avenir appartient à la liberté.   »

Et je comprends que l'oiseau de Georges Braque est plein de vie, saturé de vie. Et que l'art est peut-être un tremplin de la liberté.
Face au soleil, à cette heure, sur le banc, la poitrine est comme le corps d'un oiseau en vol.

Georges Braque, Oiseau Feu, Eau forte et aquatinte originales en couleurs, 1958


Commentaires

  1. Quel beau texte... plein, et pourtant léger... vivifiant... Et quelle merveilleuse chute que "Face au soleil, à cette heure, sur le banc, la poitrine est comme le corps d'un oiseau en vol." J'ai toujours eu cette sensation à la contemplation d'une oeuvre, parce que oui, "l'art est un tremplin de la liberté." (non pas peut-être, mais CERTAINEMENT, et TOUJOURS)

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