Le temps de voir

 

Vu d'en-dessous le ventre beige du jeune moineau qui s'est perché à l'angle du toit paraît comme du blé tendre. L'orbe clair d'une graine sortie du nid, armé d'une grosse épine, le bec court et solide, l'outil du granivore.

À l'intérieur, face à la fenêtre, est peint sur une toile un personnage, il se tient sur une chaise, dans le cadre, semble-t-il, d'une fenêtre. Un regard très beau, insondable, part sur le côté. Sur le front quelque chose d'un petit prince. Il a sur le bout des lèvres un peu d'or. Une parole qu'il ne dit pas. On se demande s'il se pourrait de la cueillir.

En face, sur le rouge des tuiles, il est un peu comme un chat, à demi couché sur le flanc, la tête dans l'entrecuisse en train de se toiletter. Étonnant pour un pigeon, je ne l'ai pas reconnu d'abord, à un bout du toit, tandis qu'à l'autre bout, un autre lui fait face, en observateur semble-t-il. Le premier s'en va, puis il réapparait, ce presque noir, à côté de l'autre. Ils étaient donc bien ensemble. Mais voilà qu'un peu plus tard ils se tournent le dos, à un mètre de distance, le noir et le plus clair, un gris pourpré, puis côte à côte tout au bord du toit, ils regardent en bas. Maintenant le plus clair met sa queue en éventail, gonfle le poitrail et poursuit l'autre, de toit en toit, puis finalement au sol, presque parmi les moineaux, la compagne est là dans l'ombre, parmi les broussailles, les feuilles mortes, elle le tient en respect, ils picorent, il réussit à rester au plus près, il s'agite un peu mais il a replié sa queue. Les moineaux, après avoir bien manifesté de leur présence, curieuse et acrobatique, se sont fait plus discrets. La petite noire très patiemment se tient au pied d'un laurier comme s'il y avait là un trésor à garder, un coin à entretenir. Finalement elle s'envole, sur le toit de garage le plus proche, elle est très belle, toute charbonnée avec quelques taches blanches, la tête petite, de gris fusain elle aussi. Il l'observe depuis le toit en-dessus. Bientôt elle y est aussi, se gratte de partout, il s'approche, la contourne en marquant bien la distance. Ce n'est qu'un peu après qu'elle s'échappe, ne va pas trop loin, pour être vue si l'on se bouge un peu. Sous le ciel devenu nuageux son teint de noir lavis, le pinceau de son petit corps, quelle touchante beauté...

Le terrain de jeu des lauriers est incroyablement propice aux moineaux. Ils forment une petite haie avec de gros troncs légèrement tordus et des têtes feuillues énormes, ils sont une ou plusieurs familles nombreuses là-dedans, une tribu. La floraison a été intense et parfumée, des épis secs jaunâtres se dressent dans la touffe abondante des grosses feuilles ovales d'un vert lustré mêlé de jaune, tout cela remue comme une mer, ou comme une piscine sous les plongeons, c'est selon. Cette végétation hasardeuse et désordonnée entre deux maisons — et voilà qu'un gros pigeon sort de ce fouillis — est un secours utile pour quelques humains qui trouvent encore place dans cette zone en sursis.

œuvre de Jean Arp, 1925

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