J'ai toujours aimé jouer avec le travail.
Je n'avais pas peur de lui. Je le laissais approcher. Je pouvais même me laisser prendre. Mais je n'étais pas son prisonnier. Je restais dans son camp, dans sa cabane, sur ses chemins tant que ça m'amusait. Parfois c'est moi qui l'attirais, le détournais de ses règles pour le plier à ma fantaisie, pour monter sur son dos et le faire courir à ma guise. Je ne le laissais jamais repartir dans ses labours.
Je pense à mon grand-père : pour lui on n'échappait pas au travail. Comme j'étais loin de cette sagesse fataliste de paysan, que mon père un jour me rapporta, avec deux mots de patois. Les deux seuls qu'il daigna m'adresser et qui demeurent peut-être mon plus beau cadeau.
Si tu travailles pas poulian, tu travailleras rossian
Dommage qu'il n'ait pas dit toute la phrase exactement en patois. Mais la formule mémorable était là, comme sortant d'un conte, avec ses deux termes imagés représentant l'homme comme un cheval, tout jeune d'abord, poulian, puis rossian, à l'âge de la vieille rosse. L'emploi rare de ces deux participes présents – ou gérondifs – tout droit venu du latin, est resté pour moi un trésor – un butin – inestimable.
Mon père devait savoir, sans le savoir, que je me passionnais pour la grammaire, pour les langues, l'écriture et la lecture, pour les contes, que j'apprendrais par cœur des fabliaus et les conterais comme un jongleur. Nous ne nous disions pas les choses mais nous les faisions en toute transparence, en toute générosité. Ainsi quand il racontait ses histoires salaces venues du temps des seigneurs en découpant le poulet, à table, le dimanche.
Le travail et le jeu, deux vieux rivaux, deux vieux partenaires comme le diable et le bon dieu.
Du monde paysan que j'ai entrevu avec la génération de mes grands-parents, il m'est resté quelque forme de racine coriace et aérienne, transmise directement dans l'imaginaire par les voix, les corps, les regards, comme une survivance de survivances, un inconscient paysan que je me plais – et qui se plaît – à émerger.
Valerio Adami, Matisse travaillant sur un cahier à dessin, 1969-1970
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