Aborigènes

 


Je ne connais pas votre prénom. Je ne vous l'ai pas demandé. Nous nous sommes parlé plusieurs fois, nous avons marché ensemble dans les rues.

Votre silhouette me plaisait — le mot silhouette me plaît mais c'est votre démarche, un peu chaloupée, votre féminité dans la robe longue aux tons chauds que vous portiez souvent, votre taille modeste, qui m'attiraient. Quand je vous ai abordée, vous m'étiez devenue familière. Ce fut une joie simple de vous adresser la parole lorsque soudain nous fûmes en présence à l'angle d'une rue. Je vous ai parlé des chats — j'avais remarqué que vous les nourrissiez dans le quartier. Vous avez tenté d'esquiver la question, et de m'enjoindre à la discrétion, cette pratique étant interdite par la loi m'avez-vous dit. Vous étiez gaie vous aussi et nos regards se promettaient d'autres rendez-vous. Je connais vos principaux postes de dépôt des croquettes (et de l'eau) et je me fais discret à leur abord pour ne pas risquer de vous compromettre lorsque je vous accompagne d'une rue à l'autre.

Dans mes rêves de la nuit il y a ces moments d'extraordinaire bien-être. On s'en aperçoit lorsqu'on en sort à l'instant de leur disparition. Ils ne peuvent survivre dans la veille. L'extraordinaire bien-être vient de ce qu'on est totalement soi, totalement soi en présence des autres, dans ces rêves-là.

C'est pourquoi je ne pose pas de questions aux personnes que je rencontre. Je ne veux pas les construire en image, en objet de mes regards, en histoires de mes critères. Je les veux libres dans leur rêve. Toute la journée je languis mes rêves de la nuit — ces rêves que j'entraperçois en me réveillant très fréquemment. Toute la journée je navigue sur cette épaisseur. Je ne construis que des objets flottants. Je ne m'accroche qu'à des rêves. Je ne rencontre que des aborigènes survivant.

Zadkine, L'Oiseau d'or, 1924

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