Journal de la rue (3)



Deux femmes sont entrées en conversation à distance de regard de l'autre côté de la rue. Comme une apparition, l'une encore à demi assise dans sa voiture, en train de sortir, ou d'entrer, bras tendu vers quelque chose à l'intérieur, et l'autre dehors, arrêtée — placide, stature et vêtements sans finesse, blouson pantalon ordinaires, comme unisexes. Semble écouter plutôt que parler. En face la jeune femme de la voiture se contorsionne et s'étire en lui parlant avec une danse de gestes, replongeant à demi dans la voiture, resurgissant, mimant maintenant des attitudes spectaculaires, de profil à demi masquée par la portière toujours ouverte, ses bras indiquant des directions, décrivant des arcs de cercle au-dessus de sa tête, le corps tout entier expliquant, se positionnant, ployé, délié, tendu. Elle s'exclame, s'indigne, s'emporte de colère, se console en riant. Son élégant blouson blanc à capuche, cintré et orné suit l'arrondi de son buste, elle fait jouer sans sembler y prendre garde la plastique séduisante du vêtement contre son corps, glissant une main dans la poche ou sur la hanche. Elle a de longs cheveux noirs et un visage profil d'Égyptienne saisissant de beauté sur le fond violet sombre de la carrosserie. Elle ferme enfin complètement la portière et s'extrait de cette scène réduite où elle évoluait, obstruant à demi le passage des piétons sur le trottoir. Pivotant le long de la voiture, sans s'interrompre, toutes deux trouvent le nouvel espace de leur conversation, animée toujours, avec plus d'ampleur dans les déplacements, davantage de possibilités de retraits, de rebondissements, chacune écoutant et parlant à son tour, ponctuant son éloquence de gestes, celle aux cheveux courts ondulés bougeant maintenant son corps compact tout ensemble d'un pas ou deux, parlant avec toujours patience et assurance, face à la grâce instinctive de l'élégante au buste blanc et jambes de drap bleu ciel aux deux longues traces blanches sur les cuisses.

Ratine renfonçait ses petits yeux pour les observer un peu dans le flou, dans la gêne où le mettait maintenant son désir de femmes. D'où il était, sur la branche maigre d'un thuya nain taillé en nuage, il se sentait envier quelque chose de leur humanité, vaguement, comme il avait, dans un lointain passé d'adolescent, envié les arbres. Il se tenait immobile, le fuseau de son corps confondu à l'écorce, discret comme un bouquet de mousse. Voici le soleil. Il miroite par instants sur l'un ou l'autre petit écran noir que chacune des deux femmes porte au bout de son bras, animant la face interne de la main qui s'agite dans le mouvement de la conversation.

Il faudrait que dans toute cette faune qui habite ici — ces pages, ces pensées — il y ait quelqu'un. Toute cette foule qui habite ici. Qui se cache dans ces pages, dans ces pensées, dans ces rêveries. Qui me prennent d'assaut, qui entrent et sortent, font trois petits tours, le temps d'une histoire, d'un état d'âme, d'un sentiment ou d'un désir. Que faudrait-il ?
Ils me secouent bel et bien, me pénètrent, me font tourner à droite ou à gauche, renversent la vapeur, me soufflent dans les bronches comme tout à l'heure quand j'étais dans la manif en criant so so so solidarité, perdant presque ma voix et jouant sur tous les tableaux, non pas comme dans ma jeunesse si entier ne mesurant ni la fatigue ni l'enthousiasme ni même la folie.
Quand ai-je commencé à me démultiplier, à faire les choses à moitié au tiers au quart au dixième, et tout presque en même temps, comme à des strates successives ou se chevauchant. Mais sans chevaux, sans monture emballée. Quand ai-je commencé à observer, laissé remonter l'observateur, quitter son ombre...?
Et alors, jouer avec des faux... ne plus me mêler aux vrais ? vrai parmi les vrais. Ce qui fait peur maintenant. Peur de la vie trop brève. Ou peur de l'affrontement.
Alors tous bien rangés ils font leur vie, ici.

J'ai appris à monter aux arbres je ne sais pas comment. C'est une fluidité que j'avais enfant sans doute et que j'ai gardée, en partie. C'est par désir de voir plus haut et plus loin, certainement. Comme monter sur les toits. Le plaisir de me hisser. Pour être plus grand, peut-être bien, moi qui peinait à grandir, qui ne suis pas allé bien haut, en taille. Les greniers, les toits, les arbres plus tard. Me voilà arboricole. J'aurais aimé grimper sur les épaules de mon père. Est-ce que je l'ai fait ? Je ne sais pas... En tous cas pas assez... voilà peut-être le manque, le désir. Ou tout simplement le début. Le manque c'est d'avoir été dans une famille de rats, qui se grimpent les uns sur les autres, qui font des pyramides qui s'écroulent, qui roulent. Des pyramides, comme j'aimais en faire sur la plage en colonie de vacances mais pas trop géométriques, pas trop rigides, je n'étais pas doué pour ça, pour rester en place, pour tenir sa place. Voilà résumé mon comportement dans la vie : comportement d'un rat. Pourtant je n'aimais pas les rats spécialement. C'est tardivement que je me découvre ainsi. Mais c'est bien ça. Et peureux, fuyant, toujours fuyant, et se protégeant, toujours à se protéger, à ravauder sa place, à observer, à jaillir d'un endroit pour un autre; Ici à l'intérieur du réseau qu'est ce grand livre immatériel, me voilà à mon affaire. Je prends la casquette à l'un, me glisse entre les oreilles d'un autre. Fluide toujours, fluidité, rapidité. Et pourtant, parfois, une longue pause. Je reste à observer, à faire le beau, même, peut-être. Je passe à un autre. Je me métamorphose en rocher, en arbre au feuillage frémissant. Qui va s'intéresser à moi, qui suis si compliqué. Un homme ! Ne suis-je pas tout simplement un rat ?

photo r.t

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