sur le quai d'une gare
au moment de la rupture de la poche de l'imaginaire
Elle était pleine à craquer. Elle s'était emplie chaque jour de plus belle et comme sans effort, sans rencontrer d'obstacle à son mûrissement, comme une plante, comme un arbre surgi d'une simple graine et qui apporte avec lui ses branches, ses feuilles, l'eau et le ciel.
La poche semblait à la dimension de la gare, avec l'immense hall vitré à l'étage, d'où l'on pouvait voir les quais en contrebas et l'horizon des voies qui fuyaient à la proue comme au devant d'un navire — l'instant d'avant. Tu seras là. J'aurai prononcé ton prénom. Tu m'auras laissé avancer les yeux fermés, pour te découvrir d'un coup comme une apparition. Je ne t'aurai encore jamais vue de dos. Je ne t'aurai jamais vue encore.
Comment je me suis retrouvé en bas, sur le quai... le train est arrivé si vite, le n° de ton wagon m'avait dépassé déjà, était loin en tête lorsqu'il s'est arrêté. Tu es descendue là-bas et tu m'as vu. Encore sur les marches du train tu m'as vu, m'approchant de loin, te cherchant, et ton regard, puis ta voix, m'ont discrédité — tu m'avais pourtant bien dit le numéro. La poche s'est rompue, là. Celle où nous étions tous les deux, avec nos ciels, nos couleurs, nos histoires, nos rires et nos désirs.
Sans même qu'elle ait pris le temps d'être visée, la flèche m'atteignit par le talon posé encore dans le réel qui aussitôt reprit sa place entière, s'engouffra, chassant l'imaginaire d'un coup. Nous nous sommes retrouvés face à face, quelques centimètres de talon manquaient à ma taille pour te dominer du regard, pour que tu puisses lever vers moi tes yeux. Tu m’accueillis comme un copain malgré la bouche rapide que tu tendis à hauteur de la mienne. Mais je fis les bises sur tes joues.
Nous nous fîmes ensuite une salade mélangée de réel et d'imaginaire et les quatre jours de week-end prolongé nous glissèrent un peu entre les doigts, comme entre les corps.
A la gare, au retour, tu restas longtemps immobile dans le train, me regardant de ta place, avec une expression indéchiffrable.
Anne Nouwynck, photo extraite de l'album :
Des gares, des quais, des trains... Lieux de rencontre - Lieux de rupture - Lieux de départ pour un nouveau départ - Va-et-vient quotidien - Tant de trajectoires singulières - Tant d'horizons possibles...
Belle photo aux lignes croisées et le croisement des imaginaires y fait écho dans ce texte où l'indéchiffrable est point d'orgue.
RépondreSupprimerLes lignes croisées sur la photo sont en effet remarquables : à la fois elles prolongent et arrêtent le mouvement. Elles compliquent, elles donnent quelque chose d'indéchiffrable elles aussi, elles rayent, ou elles quadrillent.
SupprimerOn a souvent l'impression que la photographe (dans cet album) travaille comme une graphiste. Mais l'écho et le point d'orgue dont tu parles me disent aussi qu'il y a quelque part de la musique.