Un instant de l'eau


du journal de la rivière

Elle est large. Elle coule d'un pas égal devant moi. Des risées viennent jeter des poignées de frissons blancs sur le vert pâle de sa surface, elle ramène son voile de marbrures bleutées, de fines ondulations, ses vaguelettes, son miroitement, son étincellement. Elle semble se mouvoir en tous sens comme une multitude désordonnée et pourtant étale, unifiée, glissant toute entière d'un même allant tranquille, nappe bleutée, blanche, grise, verte, variant insensiblement et interminablement, ne laissant pas deviner sous elle le grand corps silencieux, profond que l'on sait et qui l'entraîne.
Immobile je suis, et pourtant dans le flot de mouvements aériens et terrestres, de sons qui se propagent, printaniers, oiseaux, rumeurs, murmures du vent, mon corps intérieur lui aussi traversé de mouvements, et celui non perceptible au-dessous de mes pieds que je sais qui nous emporte.
C'est donc moi qu'il me faudrait décrire au même instant, au milieu de tout ou plutôt intégré dans la nature parmi les voix d'enfants, parmi les feuilles jaunes que le courant emporte sur son dos comme une file de petits canards, moi comme une de ses herbes aux fines racines enfoncées dans le sol.
Et je me demande l'utilité de décrire tout cela alors qu'une troupe d'oiseaux vole au-dessus de ma tête, qu'une personne passe et nos regards se confondent dans l'instant, nos présences s'affectent, que quelque chose meurt, qu'autre chose naît – meurt ce qui était à dire et naît ce qui de mille manières sera dit et tu. Mille petits frissons sur l'eau, mille mouvements silencieux inconnus dans le corps de l'enfant qui se fait gronder encore une fois par son parent inquiet qu'il ne s'approche trop du bord.
Reprenant ma route je comprends plus tard que je n'ai pas écrit – chose impossible sur une page comme sur mille – un instant de l'eau, mais que j'ai seulement écrit auprès de l'eau le temps qu'il m'a fallu pour le comprendre.

Olivier Debré, Grande ocre tache jaune pâle, 1964, huile sur toile, 199x195 cm

Commentaires

  1. Magnifique ce mouvement intérieur de sensations intimes à l'unisson du flux de l'eau et des intermittences de la peinture


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    1. Je choisis toujours la peinture (ou la photographie) dans un second temps, lorsqu'elle vient dialoguer par elle-même avec le texte, et souvent c'est elle qu'on voit en premier lieu, alors qu'elle n'est que la première lectrice. Je laisse faire ce renversement car les œuvres, les textes, une fois créés peuvent bien suivre leurs chemins diversement, en toute liberté et en échos aux désirs des lecteurs et regardeurs. Ainsi se multiplient les dialogues.
      Voici un court extrait d'un des derniers écrits de Jean-Jacques Lévêque en novembre 2011 :
      ... "Olivier Debré, dont la peinture a la volupté du geste le plus simple de l'homme affrontant le monde élémentaire, à l'écoute du vent, de la lumière, des odeurs qui composent un moment, un lieu, une ambiance qu'il traduit par des rapports très physiques avec la toile. Il fallait le voir peindre dans une ardeur nullement déchaînée mais ardente, comme le nageur s'engage dans l'eau pour devenir poisson un instant, dans l'air pour devenir oiseau. Un peu à la manière orientale qui veut que le peintre s'immerge dans son sujet. C'est Jongkind qui disait ne pas pouvoir peindre une rivière sans y mettre les pieds pour en sentir la fraîcheur et l'énergie du courant. Olivier Debré est au cœur de la nature, en son centre vital et frémissant."

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    2. Merci de nous avoir fait connaître Olivier Debré dont l’œuvre que tu as choisie pour "lire" ton texte me parle infiniment. J'apprécie aussi l'écrit de Jean-Jacques Lévêque qui concerne aussi "Un instant de l'eau". Il a bien fallu que tu sois poisson et/ou oiseau pour vivre cet "instant" dans une telle intériorité.

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    3. Ces fluidités d'oiseaux et de poissons que porte et nourrit la lecture !

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  2. Année 1888. Maupassant écrit à propos de son Journal “Sur l’eau” :
    “Ce journal ne contient aucune histoire et aucune aventure intéressantes. Ayant fait, au printemps dernier, une petite croisière sur les côtes de la Méditerranée, je me suis amusé à écrire chaque jour ce que j’ai vu et ce que j’ai pensé.
    En somme, j’ai vu de l’eau, du soleil, des nuages et des roches - je ne puis raconter autre chose -et j’ai pensé simplement, comme on pense quand le flot vous berce, vous engourdit et vous promène. “
    À relire de toute urgence ! Belle journée de partage et d’amitié.

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    1. Je vais m'y replonger avec un plaisir certain. Grand merci Joëlle.

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