Elle met son petit kodak dans son sac – serre contre elle le sac de tissu fleuri qui est sa poche intime, personnelle, sa musette où la main joue, fouille, protège, retrouve le temps d'avant mélangé au présent.
En passant devant la maison Moreau elle sait des yeux bleus, des yeux bleuet qui n'ont jamais pu s'effacer, malgré le temps des larmes, le temps noir, presque encore dans son ventre, comme des petits grains durs, des prunelles.
Les femmes alors, enfouies dans le noir de leurs robes, cachant jalousement la vie aux petites filles, pour les précipiter dans le péché, dans la peur accrochée, caressée des petits grains de chapelet. Quelle lourde histoire de chape, cape, chapelles. Sa main n'est jamais sûre. Les anciennes guerres qui servaient de masque, de muraille, fondent-elles finalement sous les doigts tandis que les nouvelles à leur tour fissurent le cœur.
C'est pourquoi Annie ne peut se défaire de son sac, qu'elle prend machinalement, à chaque sortie, et qui contient le petit kodak de son enfance, avec le nécessaire superflu quotidien. Et l'indispensable indicible même lieu féminin, que nul ne devra forcer, jamais. On a raconté tant d'histoires à faire peur – pourtant les hommes étaient si doux... des langues, des longues caresses à vous prendre toute entière dans leurs bras, à vous faire chavirer, vous emporter au bout d'une flamme de douceur, vous laisser ouverte comme un iris dans le soleil.
Elle voit sa petite-fille qui court à travers le champ où l'on ne voit que pissenlits en graines et sa robe de princesse jaune-orange éclatante, qui court, qui court comme une petite championne sans s'arrêter jusqu'au bout du champ et retour, quelle énergie, c'est Apollon guidant son char, cette petite, et l'image cosmique se superpose à celle de Monet dans le champ aux coquelicots, la brassée de Nature toujours la même, égale à un soleil toujours le même, comme le sien qui est là lui enserrant la poitrine, le manque d'un certain Gustave toujours là après cinquante ans mais adouci. Dans son ventre le chaud animal de soi-même qu'elle couve doucement de ses mains, à travers le sac.
Il faudra qu'elle lui dise, à sa petite Marie, pour la mort, pour le soleil qui dure, qui est le même pour tous.
En rentrant elles repassent par le chemin des vaches, les mamelles énormes, les bouses qui giclent, leurs grandes langues qui n'arrivent pas à attraper les feuilles de plantain que la petite leur donne, la crainte d'Annie de la voir tellement s'approcher. Elles repassent devant chez Moreau, la vieille devanture fermée comme une flaque de couleur surréelle maintenant dans le soir qui commence à tomber, l'ancienne pâleur du bois devenue jaune et le bleu délavé dégorgeant l'outremer, au carreau un rideau rouge cramoisi cligne de l’œil. Annie fait une dernière photo de ce théâtre colorisé.
Moreau pense-t-elle, more water, watercolor, aquarelle, à quoi rêve-t-il... à quoi rêvez-vous, Gustave ?
Photo Annie Peyroche
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