du journal de l'écrivain
Nicolas de Staël, Portrait d'Anne de Staël, 1953
Ma condition m'oblige à écrire, je n'ai pas de téléphone intelligent. Je suis un peu comme un moineau sur ce trottoir et je dois faire des petites réserves pour clavioter le soir ou le lendemain ce qui me reste de l'après-midi. Ainsi me revoilà hier sur mon banc devant l'église à façade blanche et grand escalier frontal flanqué d'un haut clocher en forme de minaret. Parmi le flot tranquille du défilé des passants, deux femmes en costumes de religieuses s'avancent l'une derrière l'autre, impeccablement tenues dans leur uniforme ocre façon mission coloniale, celle qui est devant, un peu plus âgée, s'arrête à hauteur de l'église, devant le grand escalier blanc. Elle s'immobilise juste dans l'axe de l'entrée du lieu saint. Elle s'incline respectueusement, se signe discrètement, et observe une minute de prière silencieuse. Sa suivante à deux pas derrière s'est arrêtée, au même moment, dans le même mouvement, tournée seulement de trois-quart vers l'église, marquant un respect plus discret. Puis elles reprennent leur marche rituelle, élégantes comme deux grands oiseaux dans la savane, elles me dépassent et je peux admirer le large plissé impeccable de la robe de la suivante.
"Bonjour mes sœurs !" les salue gentiment une voix de femme mais elles ne semblent pas en faire cas et se dégagent de cette petite arcane de chaises de bistrot et de femmes arrêtées debout dans une conversation sans fin.
La jeune femme à côté de moi, qui distribue volontiers ses opinions, sa morale ou ses directives après avoir envoyé d'autorité son compagnon (un homme d'ici, plus âgé) à l'intérieur pour prier — pour sa famille à lui, pour untel et untel, pour sa famille à elle — peste contre des femmes supposées qui vont jusqu'à fumer sur les marches même de cet escalier sacré mais ne me dit rien des deux religieuses, africaines comme elle pourtant, qui passent devant nous. Les a-t-elle vues, les a-t-elle zappées volontairement ou involontairement, son téléphone en main, ou bien par éducation ne se permet-elle pas de faire la moindre remarque, ni même mention de ces figures respectées et à demi désincarnées ? Mais une très élégante dame âgée, très menue dans le rutilement d'une robe étroite de princesse orientale aura droit à ses compliments appuyés, mais la dame assez sourde les lui fait répéter trois fois avant de poursuivre son chemin en se trémoussant. Dans le mouvement, ma jeune et belle voisine était presque sur moi et je me suis bientôt envolé.
Nicolas de Staël, Portrait d'Anne de Staël, 1953
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