Journal 29.3.19

du journal de l'écrivain

Deux mots pour dire d'abord qu'il adopte ce mot même s'il ne saurait soutenir qu'il est un écrivain. Il sera pourtant l'écrivain du journal. Il n'a jamais vraiment choisi ses métiers et tous suivent la même pente : ils sont une évidence, un passage obligé, et puis il s'en extrait, il sort de leur peau. Deux mots, donc, qui conviennent pour en dire un : il écrit vain.
Hier la photo qu'il a vue a décidé pour aujourd'hui. Une photo presque tombée du ciel. En parfait état, sans une égratignure. Ses amis l'ont trouvée top. Une prise de vue en plongée spatio-temporelle a dit Thami. Les personnages, les choses, les espaces se sont imprimés dans leur présence lumineuse comme dans leur forme graphique avec une parfaite exactitude, le résultat est d'une beauté qui semble devoir transcender le temps.

Lorsqu'on est à hauteur du trottoir, au contraire, assis sur un banc à regarder passer les gens, on est dans le règne insaisissable de la diversité : des corps, des expressions, des allures, de la singulière réalité de chaque personne. Le chaud soleil printanier, adouci d'un très léger vent, surprend les corps encore chargés de vêtements, pour la plupart, et c'est un extraordinaire défilé involontaire, non de mannequins, mais de personnages revêtus d'habits comme étrangers à leur corps, encombrants, alourdissant et masquant l'invisible beauté humaine. Je me dis que la beauté des corps, elle n'est que l'été sur les plages nudistes.
Un couple s'est assis près de moi, la femme, africaine, est volubile et s'écrie "C'est l'Afrique, il fait chaud !" au passage d'un homme que tout de suite elle reconnaît comme africain, peau noire et chemise bariolée. Il s'arrête et la regarde, amusé. 
Quelque chose s'est infléchi dans le temps, dans l'après-midi qui a glissé tout d'un bloc, arbres et trottoirs, passants, voitures, faisant fléchir la brise, passer collégiens sortant des cours, affluer personnages inattendus, une nonchalance se répand dans l'avenue, ou dans mon regard, et je perçois mieux, à nouveau, la grâce bancale, lourde, légère, hors normes de chacun.
D'avoir pris le mouvement, après un peu de conversation sur le banc devant le parvis de cette église, investi (le parvis lui-même) de tant de croyances qui se font soudain place sur les marches, dans l'espace visible, dans le bout de ciel invisible devant la voûte du portail, j'emporte et suis emporté, marchant flottant dans l'après-midi.
Quelques freux se sont réinstallés sur une des plus belles places de la ville. Quel plaisir de les entendre clamer leurs appels francs et barbares, au-dessus de tranquilles terrasses de restaurants, de l'esplanade pavée à la double fontaine où se côtoient les passants, les pigeons et les enfants qui jouent. Les corbeaux battent de leurs grandes ailes et se perchent en guetteurs au-dessus de leurs gros nids de branchages – trois ou quatre nids seulement dans ces jeunes platanes prêts à refeuiller – s'y posent, chahutant, se visitant.
Marchant, je comprends aussi que le regard assis qui recherche l'esthétique cède vite la place aux perceptions complexes et relationnelles lorsqu'on a rejoint les autres dans le mouvement.
Mon crayon et mon carnet se sont fait discrets dans ma main tandis que j'entretiens un minimum de conversation avec une voisine de banc un peu envahissante avec son passé qui était mieux et sa haine de l'aujourd'hui, mais mon regard danse plus haut avec les freux.

Photographie Fred Lyon, San Francisco, 1940s

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