Journal 19.2.19

du journal d'un éditeur

Une lectrice m'écrit qu'elle a ouvert le livre alors qu'elle était déjà dans un autre : les deux styles se sont entrechoqués brutalement. J'ai tout arrêté pour dormir, dit-elle.

Momus ou les confidences d'un père.
Le livre s'ouvre brusquement. Passé la page de titre on tombe dedans. On ne peut plus se raccrocher.
On ne reviendra pas à ce qu'on faisait, à son i phone, à sa série, à ses news. C'est une autre vie.
C'est facile de mourir et renaître ailleurs. C'est la chance du livre, sa force, son privilège. Rien d'autre dans l'univers ne vous le fait. Rien d'autre n'a ce pouvoir.

Ce que vous voyez, qui a l'apparence d'un livre, ne l'est pas encore. Et beaucoup ne le seront jamais. C'est comme les graines, elles sont en latence. Il faudra que quelque chose lève la latence, et c'est plus ou moins mystérieux, ça peut venir de très loin, de très profond, comme un déséquilibre dans le sol, ou un rayon de soleil persistant, la neige qui a fondu lentement, une substance libérée après longue maturation. Le livre vous prend à son heure, ou à la vôtre, et vogue la galère.

 A l'inverse, je peinais sur les premières lignes d'un manuscrit. Il ne chantait pas. Pas le moindre souffle de vent. Il était fixé au sol. Je ne tardais pas à comprendre que l'auteur avait piétiné sur le port avant de se décider pour un navire et d'embarquer. Ce temps aurait pu lui être fatal.
Les ports ne sont pas sûrs. Il faut savoir mettre le pied sur un livre.
Mais comment le dire à l'auteur, et pourquoi ?
Qu'il faut, aujourd'hui, que le livre soit plus fort que l'écran. Et qu'il gagne le combat dès les premières lignes...
Puis il faut qu'il tienne. Il faut qu'il puise sa force de lui-même, ne pas se laisser aller à celle de l'adversaire — un mot presque, peut suffire, une expression, peut décrocher.
Le rythme du livre — du corps combattant du livre — est lent, puissant, tenu comme un arbre dans une forêt — les écrans soubresautent, surgissent, vrombissent, tressautent, sillonnent le ciel.
 

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